CHAPITRE XI
Mihiss vient d’aller nous chercher trois tasses de frimp, un breuvage qui rappelle vaguement le thé, mais qui est plus fort.
Elle sourit. Son sourire est infiniment gracieux. Elle a de longues mains fines, un corps souple, une façon de marcher qui est d’une suprême élégance.
Sarahor s’est approché, ainsi que Mra, qui est venue nous rejoindre. Nous buvons en échangeant quelques paroles. Puis je me remets à ce travail.
Mes sentiments, lorsque je fus enfermé seul dans cette pièce si richement installée, étaient très divers. Bien entendu, mon souci était considérable. Je me posais toutes sortes de questions. Je me demandais ce que l’on voulait de moi. Mais je n’avais pas positivement peur. Je me disais que l’on n’enferme pas un prisonnier dans une geôle aussi luxueuse quand on a de mauvaises intentions sur lui. J’en venais même à faire des suppositions assez abracadabrantes.
« Cette ville, pensais-je, est quasiment déserte. Il a dû se passer quelque chose de fâcheux sur cette planète. Peut-être ses habitants veulent-ils nous demander de les aider ? Qui sait si même ils ne songent pas à nous pour redonner de la vie à cette grande cité, pour la repeupler ? Il doit s’agir de créatures assez proches de nous… Leurs façons d’agir sont bien un peu mystérieuses. Mais leur mentalité est peut-être très différente de la nôtre, et donc aussi leurs usages. J’ai en tout cas maintenant la preuve qu’en dehors de l’homme il existe dans la galaxie d’autres créatures intelligentes. Et sans doute y en a-t-il beaucoup plus que nous ne l’imaginions. Je vais certainement vivre une aventure étonnante, exaltante, et sans doute retrouver bientôt ceux qui, comme moi, ont été enlevés. Cette planète ne ressemble pas à celles sur lesquelles l’espèce humaine s’est fixée. Mais l’air, du moins, y est respirable. La pesanteur me paraît y être à peu près la même que sur la Terre. Il y a peut-être de beaux jours en perspective… »
Voilà ce que je me disais. J’ai toujours été d’une nature optimiste.
L’attente se prolongea. J’examinai la pièce où je me trouvais. Les meubles – très différents par leurs formes de tous ceux que nous connaissons – étaient magnifiques. Des boiseries sculptées ornaient les murs. Tout était fait de matières précieuses. Le rouge, partout, était la couleur dominante et même la couleur unique, dans toutes ses nuances, du plus clair au plus foncé. Mais l’ensemble n’avait rien de criard. Il était au contraire parfaitement harmonieux. « Ceux qui habitent là, pensai-je, sont certainement très raffinés et très subtils… »
Sur la grande table – cette même table où je suis en ce moment, devant la baie vitrée – traînaient des papiers. J’y jetai un coup d’œil. Ils étaient couverts de la même écriture que celle que j’avais vue sur la carte céleste que j’avais cachée sous un rocher quelques instants avant d’être capturé. Cela ne m’étonna pas.
Je commençais à trouver longue l’attente. J’avais faim, car je n’avais pas mangé depuis longtemps. Allait-on me laisser là tout seul pendant des heures ? Je trouvais le procédé peu courtois. Mais la courtoisie n’avait peut-être pas les mêmes formes sur cette planète que sur celles que je connaissais.
Je regardai le paysage urbain. Il demeurait tout aussi désert. Sur la place immense qui s’étendait au-dessous de moi, pas âme qui vive. Je crus pourtant apercevoir une forme – d’apparence humaine – qui se dirigeait vers le palais où j’étais. Mais j’étais trop haut pour bien la voir.
Quelques minutes s’écoulèrent encore, puis j’entendis un bruit extrêmement léger. Je me retournai. La porte venait de s’ouvrir.
Je sentis dans le dos le léger attouchement que je connaissais déjà fort bien. Je me levai et me dirigeai vers la porte. Je suivis un couloir et, au bout d’une dizaine de mètres, je pénétrai dans une pièce beaucoup plus belle encore que celle que je venais de quitter. J’en eus presque le souffle coupé tant l’ornementation était riche.
Il s’agissait d’une pièce ronde dont une moitié du mur était faite d’une immense baie vitrée. Tout était pourtant dans une demi-pénombre, car des rideaux cramoisis la masquaient presque entièrement.
Derrière une sorte de bureau se tenait une créature qu’au premier coup d’œil – je ne la voyais qu’à contre-jour – je crus humaine. Mais une lumière artificielle brusquement envahit la pièce. Et j’étouffai un cri de surprise.
La créature qui était là, à quelques pas de moi, et qui venait de se lever, avait bien effectivement une forme humaine : une tête, un nez, des yeux, des oreilles, un torse, des bras, des mains, des doigts, et sa taille était celle d’un homme moyen. Mais elle était translucide… Plus translucide encore que ces méduses gélatineuses que la mer rejette sur les plages. On voyait dans son corps ses organes, ses vaisseaux sanguins, ses nerfs, un peu comme on les voit sur les planches anatomiques. On voyait tout l’intérieur de son corps, où circulait un sang à peine teinté de rose. On discernait parfaitement qu’elle était du sexe masculin. C’était plutôt répugnant et très déplaisant. Je m’étais attendu à tout – et plus particulièrement à voir une sorte d’humanoïde – mais pas à cela.
À certains égards, c’était bien un humanoïde que j’avais devant moi. Il l’était par sa forme, ses structures et même par ses organes. Il avait des poumons, un cœur, un système nerveux. Il avait un cerveau fait comme le nôtre, un cerveau qui, dans la masse transparente de la boîte crânienne, était parcouru par de curieuses phosphorescences. Mais j’étais stupéfait et presque effrayé.
Pendant deux ou trois minutes, nous nous regardâmes. J’essayais de maîtriser le dégoût que m’inspirait cette créature. Je m’efforçais de me raisonner, de me dire que la nature, dans l’immense variété de ses créations, avait façonné des êtres extrêmement singuliers par rapport à nous, et qu’il n’était pas impossible que de tels êtres fussent intelligents, sensibles, délicats. Si nous étions faits ainsi, me disais-je, nous nous trouverions sans doute très beaux.
Le personnage extraordinaire, incroyable, que j’avais devant moi fit un geste de la main comme pour m’inviter à m’asseoir. Je lui obéis et pris place dans un curieux fauteuil garni de coussins qui s’adaptèrent aussitôt aux courbes de mon corps. On n’aurait pas pu rêver de siège plus confortable.
Qu’allait-il se passer ? De quelle façon allions-nous communiquer entre nous ?
À ma grande surprise, l’être translucide me tendit une feuille. Je la pris. Une dizaine de lignes y étaient tracées, non pas dans cette écriture bizarre dont j’avais déjà vu des spécimens, mais dans l’écriture même qui m’était familière depuis toujours. Je lus ceci :
Je connais votre langue. Je l’ai apprise à l’aide de livres que nous nous sommes procurés dans voire propre civilisation. Mais je ne sais pas la parler. Je ne connais pas les sons. Je veux les apprendre. Ce sera vite fait et facilitera ensuite la conversation. Vous allez lire à haute voix le livre que je vais vous donner. Je suivrai le texte dans le même livre que j’aurai devant moi. Quand je taperai sur ma table, c’est que j’aurai perdu le fil. Vous reprendrez la phrase à son début. Si vous avez compris ce que j’attends de vous, levez la main.
J’hésitai un instant. Puis je levai la main.
Mon étonnant partenaire me tendit alors un livre et en prit un tout semblable. Je jetai un coup d’œil sur le titre. C’était un exemplaire de l’Histoire galactique de Ravel Hodgins, un ouvrage scolaire bien connu.
Je l’ouvris et me mis à lire à haute voix.
L’humanoïde translucide, au bout d’une minute, frappa sur la table. Il griffonna deux ou trois mots et me passa la feuille. Je lus :
Lisez plus lentement. Reprenez au commencement.
Je lui obéis. Dès lors, il ne m’interrompit plus. De temps à autre, je le regardais à la dérobée. Il restait parfaitement immobile. Il m’était absolument impossible de lire sur son visage – si l’on peut appeler cela un visage – la moindre expression. J’avais pourtant vaguement l’idée que chez les créatures de cette sorte, les sentiments devaient être encore plus apparents que dans notre espèce. Encore fallait-il savoir les déchiffrer.
Je lus ainsi pendant deux heures d’affilée sans qu’il bronchât.
Je commençais à être fatigué, et la faim me tourmentait. Il continuait à suivre le texte qui était devant lui. Je voyais les globes de ses yeux bouger comme deux grosses billes à l’intérieur de sa tête. Cela me donnait presque la nausée. Je cessai de le regarder.
Au bout de trois heures, j’en eus assez. Je cessai de lire. Je pris sur la table quelque chose qui ressemblait à un crayon et sur le dos de la feuille qu’il m’avait donnée, j’écrivis :
J’ai faim.
Il lut tout haut. Il prononça les mots « J’ai faim » absolument sans accent. C’était la première parole qui sortait de sa bouche. Il me regarda et dit :
— Vous avez faim ?
J’étais stupéfait. Je lui demandai :
— Vous comprenez maintenant les sons ?
Il hésita. Puis il reprit :
— Je comprends… Beaucoup… Demain soir, tout à fait… Après nouvelle lecture… Mais manger…
Il pressa sur un bouton. L’instant d’après, un robot entrait, une grande mécanique aux longs bras articulés, de couleur rouge comme tout ce qui était dans cette ville et ce palais.
Le maître des lieux lui dit quelques mots dans une langue rapide, hérissée de consonnes. Le robot disparut et revint en poussant devant lui une petite table à roulettes sur laquelle se trouvaient deux récipients. Ils contenaient cette même bouillie dont on m’avait nourri dans l’astronef. Ainsi, c’était ce qu’ils mangeaient, eux aussi. Je m’étais attendu à des mets plus distingués, plus curieux. Je fis la grimace. Mais comme j’avais une faim dévorante, je me jetai sur cette pitance.
Il mangea délicatement, avec des gestes menus. Je voyais la bouillie jaune descendre dans son estomac. C’était répugnant.
J’essayai d’engager la conversation. Il me dit ;
— Préfère pas parler… N’aime pas les choses mal faites… Demain… Quand je saurai parler bien…
Le robot revint avec des gobelets. Il les remplit d’un liquide qui n’était que de l’eau, avec une vague odeur de citronnelle, le même liquide que j’avais bu dans l’astronef.
Le repas fut vite expédié.
Quand j’eus fini, il se leva et me montra la porte.
— Vous… sortir…, me dit-il.
Je sortis.
Nous n’avions pas échangé la moindre formule de politesse. C’était peut-être la coutume sur cette planète.
Dans le couloir, je sentis l’attouchement qui me guidait. Je ne fus pas dirigé vers la pièce où l’on m’avait mis tout d’abord, mais vers une autre pièce, plus petite, aussi luxueuse. Ce doit être une chambre, pensai-je. Mais je cherchai vainement le lit.
Je me demandai dans quoi ils dormaient. Mais peut-être ne dormaient-ils pas ?
Je découvris toutefois un cabinet de toilette remarquablement aménagé, bien qu’il fût très différent des nôtres.
Je pris mon parti de dormir sur le tapis de la chambre. Il était suffisamment moelleux. J’avais sommeil. Je plongeai vite dans l’inconscience. Mais j’eus quelques rêves bizarres.
Quand je m’éveillai, la lumière mauve entrait par ma fenêtre. Il me fallut un moment pour me rappeler où j’étais. Je pris une douche et me sentis mieux. J’aurais volontiers pris aussi un breakfeast comme je les aimais : des œufs, du jambon et un bon café noir. Mais il ne fallait pas y compter. Un robot, toutefois, m’apporta une tasse d’un breuvage qui n’était pas désagréable. J’appris plus tard que c’était du frimp, cette infusion qui rappelle vaguement le thé.
Somme toute, tout se passait assez bien. Mais que serait la suite ? La suite immédiate, je la connaissais : une séance de lecture. Elle dura, cette fois, cinq heures d’affilée. J’en avais la gorge sèche.
Mais au bout de ces cinq heures, mon élève – si je puis dire – parlait d’une façon absolument remarquable, sans la moindre faute, sans le plus léger accent. C’était stupéfiant.
— Eh bien, fit-il. Voilà un travail de fini. Je connais maintenant votre langue aussi bien que vous. Elle n’est pas difficile. C’est une langue assez sommaire. Demain, nous passerons à d’autres occupations. Je m’appelle Pflat. Comment vous appelez-vous ?
— Je m’appelle Luigi Shraf.
— Bon. Maintenant, sortez…
— Je voulais vous demander…
En fait, je voulais lui poser des tas de questions. Mais il me coupa la parole.
— Je vous ai dit : sortez.
J’obéis. Il était plutôt autoritaire, le personnage translucide.
Cela ne me plut pas du tout.
Je venais de regagner ma chambre lorsque le robot m’apporta mon dîner : de la bouillie. Je la mangeai sans grand, appétit.
Et cette nuit-là j’eus encore des rêves singuliers. Des rêves qui ressemblaient plutôt à des cauchemars. J’étais au milieu d’un cercle de méduses gélatineuses qui m’obligeaient à lire un dictionnaire de bout en bout sans reprendre haleine.